Au début d’octobre 1943, les sapeurs avaient été expédiés par avion à Naples. On avait choisi les meilleurs parmi les soldats du génie stationnés en Italie du Sud. Kip était l’un des trente hommes transportés dans cette ville truffée de pièges.

Lors de la campagne d’Italie, les Allemands avaient organisé l’une des plus brillantes et des plus terribles retraites de l’histoire. Au lieu de durer un mois, la progression des troupes alliées dura un an. Leur route était de feu. Au fur et à mesure que les armées avançaient, les sapeurs, grimpés sur les garde-boue des camions, essayaient de repérer des endroits où le sol avait été fraîchement remué, ce qui signalait la présence de mines. La progression des Alliés était d’une insupportable lenteur. Plus au nord, dans la montagne, des groupes de partisans communistes, identifiables à leur foulard rouge, posaient eux aussi sur les routes des engins qui explosaient au passage des camions allemands.

On ne saurait imaginer le nombre de mines qui furent posées en Italie et en Afrique du Nord. À l’endroit où la route de Kismaayo rejoint celle d’Afmadu, on retrouva deux cent soixante mines. Trois cents dans la zone du pont de l’Omo. À Mersa Matruh, dans la seule journée du 30 juin 1941, des sapeurs sud-africains posèrent deux mille sept cents mines de type Mark II. Quatre mois plus tard, les troupes britanniques débarrassèrent Mersa Matruh de sept mille huit cent six mines qu’ils s’en furent poser ailleurs.

On fabriquait des mines à partir de n’importe quoi. Il suffisait de bourrer d’explosifs des tuyaux galvanisés d’une quarantaine de centimètres de long et de les semer sur les routes empruntées par les convois militaires. On laissait dans les maisons des mines dans des coffrets en bois. La charge explosive de ces mines artisanales était faite de gélignite, additionnée de bouts de métal et de clous. En bourrant de fer et de gélignite des bidons de vingt litres, les sapeurs sud-africains réussissaient à faire sauter des voitures blindées.

Dans les villes, la situation était dramatique. On expédiait du Caire ou d’Alexandrie des unités de déminage à peine entraînées. C’est ainsi que la 18e division devint célèbre : au mois d’octobre 1941, en l’espace de trois semaines, ils désamorcèrent mille quatre cent trois engins hautement explosifs.

En Italie, ce fut pire qu’en Afrique. Les détonateurs à retardement étaient d’une excentricité cauchemardesque. Activés par un ressort, les mécanismes étaient différents des engins allemands sur lesquels ces unités s’étaient entraînées. En pénétrant dans les villes, les sapeurs marchaient dans des avenues où l’on voyait des corps pendus aux arbres ou aux balcons. Si l’un des leurs avait été tué, les Allemands exécutaient souvent dix Italiens en représailles. Certains cadavres de pendus étaient minés, il fallait les faire exploser en l’air.

Le 1er octobre 1943, les Allemands évacuèrent Naples. Au mois de septembre, au cours d’un raid allié, des centaines de Napolitains avaient fui la ville ; ils campaient dans des grottes, à l’extérieur de la ville. En se retirant, les Allemands bombardèrent l’entrée de ces grottes, forçant leurs habitants à rester sous terre. Une épidémie de typhus s’ensuivit. Dans le port, des navires sabordés furent à nouveau minés.

Les trente sapeurs entrèrent dans une ville truffée de pièges. Des bombes à retardement avaient été scellées dans les murs de bâtiments publics, presque chaque véhicule était piégé. Les sapeurs en étaient à soupçonner tout objet placé négligemment dans une pièce, et particulièrement sur une table, à moins qu’il fût orienté vers « quatre heures ». Des années après la guerre, un sapeur posant un stylo sur une table l’orientait encore vers quatre heures.

Naples demeura zone de combat pendant encore six semaines ; Kip y passa cette période avec son unité. Au bout de quinze jours, ils découvrirent les gens enfermés dans les grottes. Leur peau était noire d’excréments et de typhus. Leur départ pour l’hôpital municipal fit penser à une procession de fantômes.

Quatre jours plus tard, la poste centrale sauta, tuant ou blessant soixante-douze personnes. La plus riche collection d’archives médiévales d’Europe avait déjà brûlé.

Le 20 octobre, trois jours avant la date à laquelle l’électricité devait être rétablie, un Allemand se rendit. Il déclara aux autorités que des milliers de bombes avaient été cachées dans le quartier du port et qu’elles étaient reliées au système électrique : dès que l’on rétablirait le courant, la ville partirait en flammes. Il subit plus de sept interrogatoires, variant de la courtoisie à la brutalité ; mais les autorités ne surent que penser de sa confession. Cette fois, un quartier entier de la ville fut évacué. Enfants, personnes âgées ou mourantes, femmes enceintes, rescapés des grottes, animaux, Jeeps, soldats blessés non hospitalisés, malades mentaux, prêtres, moines et religieuses non cloîtrées. Le 22 octobre 1943, à la tombée du jour, il ne restait plus que douze sapeurs.

L’électricité devait être rétablie le lendemain, à trois heures de l’après-midi. Aucun des sapeurs ne s’était jamais trouvé dans une ville déserte ; ces heures seraient les plus étranges et les plus troublantes de leur vie.

 

En Toscane, le soir, l’orage gronde. La foudre est attirée par le moindre bout de métal, par la moindre flèche qui dépasse du paysage. C’est toujours vers sept heures du soir que Kip regagne la villa par le sentier jaune qui passe entre les cyprès. C’est aussi l’heure des premiers coups de tonnerre, s’il doit y avoir de l’orage. Expérience médiévale.

Il semble apprécier ce genre d’habitudes. Hana ou Caravaggio aperçoivent sa silhouette dans le lointain, ils le voient s’arrêter sur le chemin de la maison et se retourner vers la vallée, pour voir si la pluie est encore loin. Tandis qu’ils regagnent la villa, Kip continue à gravir les huit cents mètres du sentier qui serpente lentement vers la droite, puis vers la gauche. On entend le bruit de ses bottes sur le gravier. Le vent l’atteint par rafales, prenant les cyprès par le travers, ce qui les fait ployer ; des feuilles pénètrent dans les manches de chemise du jeune sapeur.

Pendant les dix minutes qui suivent, il avance, sans trop savoir si la pluie va le surprendre. Il entend la pluie avant de la sentir, un cliquetis sur l’herbe sèche, sur les feuilles d’olivier. Mais pour l’instant, il est dans le grand vent rafraîchissant de la colline. Aux premières lignes de la tempête.

Si la pluie l’atteint avant qu’il regagne la villa, il continue à marcher d’un même pas, déploie la cape de caoutchouc au-dessus de son havresac et poursuit sa route ainsi enveloppé.

Sous sa tente, il entend le tonnerre. Le tonnerre pur. De violents craquements au-dessus de sa tête, un bruit rappelant les roues d’un wagon qui disparaît dans la montagne. Un éclair illuminant soudain le côté de la tente, toujours, lui semble-t-il, plus éclatant que le soleil. Un éclair de phosphore sous pression, quelque chose qui rappelle une machine, et qu’il associe au nouveau mot qu’il a entendu pendant les cours théoriques, et dans son poste à galène. « Nucléaire. » Sous la tente, il déroule son turban mouillé, sèche ses cheveux et enroule un autre turban autour de sa tête.

 

La tempête s’éloigne du Piémont en grondant. Elle se dirige vers le sud et vers l’est. La foudre tombe sur les clochers des petites chapelles des Alpes dont les tableaux font revivre les stations du chemin de croix ou les mystères du rosaire. Dans les petites villes de Varèse et de Varallo, des silhouettes de terre cuite, du début du XVIIe siècle, plus grandes que nature, apparaissent brièvement. Elles représentent des scènes de la Bible. Le Christ flagellé, les bras tirés en arrière. Le fouet en l’air. Le chien qui aboie, et, dans le tableau de la chapelle suivante, trois soldats brandissant le crucifix vers les nuages peints.

La position de la villa San Girolamo lui permet de connaître elle aussi ces moments de lumière. Voici que les couloirs sombres, la pièce où gît l’Anglais, la cuisine où Hana prépare un feu, la chapelle minée sont soudain éclairés, sans ombre. Pendant ces tempêtes, Kip se promène calmement sous les arbres dans son coin du jardin. Les risques d’être tué par la foudre sont ridicules comparés à ceux qu’il court au quotidien. Les naïves images catholiques qu’il a vues dans les sanctuaires de montagne l’accompagnent dans la pénombre, tandis qu’il compte les secondes entre l’éclair et le coup de tonnerre. La villa rappelle un de ces tableaux : tous quatre saisis dans un élan intime, momentanément éclairés, se détachant ironiquement sur le paysage de cette guerre.

Le patient anglais: L'homme flambé
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